On peut définir la didactique professionnelle comme l’analyse du travail en vue de la formation des compétences professionnelles (Pierre Pastré 2015) C’est une discipline récente, qui n’a pas encore développé toutes ses potentialités. Ses origines plongent dans trois domaines théoriques (Piaget, Vergnaud, Lepalt, Faverge,) … et un champ de pratiques.
Le but premier de la didactique professionnelle fut de mettre en exergue la nécessité de faire une analyse du travail comme préalable à toute formation professionnelle, ce qui l’a amené à s’emparer des concepts et méthodes de la psychologie ergonomique.
De la même manière, à son point de départ, la didactique professionnelle a tenu à marquer sa différence avec les didactiques des disciplines : celles-ci sont structurées autour de la transmission et de l’acquisition de savoirs. La didactique professionnelle se centre sur l’apprentissage d’activités. Or le fait de prendre comme objet non un savoir, mais une activité entraîne des conséquences importantes.
La didactique professionnelle (Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006) est l’une de ces approches orientées par l’ambition de former pour et par l’activité. Elle s’intéresse aux apprentissages professionnels pour améliorer les parcours et les dispositifs de formation professionnelle offerts aux adultes et jeunes adultes, qu’ils soient sur les lieux de travail ou en centre de formation, et quel que soit le secteur d’activité concerné.
Récit d’une expérience concrète
Il y a une trentaine d’années, Pierre Pastré, titulaire de la chaire de communication didactique du CNAM, a mené un travail dans une entreprise de la région dijonnaise qui fabriquait des bouchons en plastique. Cette entreprise était confrontée à des problèmes fréquents de défauts. Cette situation générait pour l’entreprise perte de matière et baisse de productivité. L’entreprise avait tenté à plusieurs reprises de mettre en place des formations, de longue durée, pour les opérateurs. Mais, le problème ne s’était pas vraiment amélioré, notamment du fait que les opérateurs concernés ne maîtrisaient pas bien le français.
L’organisme collecteur avec lequel travaille l’entreprise, AGEFOS PME, lui propose de conduire une expérimentation avec Pierre Pastré, spécialiste reconnu en didactique professionnelle.
Il s’agit d’une expérimentation dans la mesure où l’essentiel du temps et des moyens est mobilisé dans une phase de recherche en amont de la formation, la formation qui en découle étant finalement quant à elle de courte durée.
Pierre Pastré conduit l’expérimentation en 4 étapes:
1/ Analyse des paramètres influant sur les défauts des bouchons. Un échange fouillé avec un panel de régleurs experts permet de déterminer que ces paramètres ne sont pas nombreux: température, pression exercée, durée de pression. Ces échanges permettent également d’identifier l’impact d’un ou plusieurs mauvais réglage(s) sur le produit fini. Ce travail préalable est long, car il nécessite d’interroger plusieurs régleurs experts en les amenant à conceptualiser leur pratique. Le but de cette première phase est de disposer d’une matrice paramètres/erreurs, qui pourra ensuite servir de support à la création d’un simulateur
2/ Pierre Pastré passe également beaucoup de temps à observer les stratégies de résolution de problèmes qu’utilisent les opérateurs et les régleurs, confrontés à des défauts.
3/ Un simulateur est ensuite créé avec le GRETA de Beaune (l’informatique n’était pas alors à son niveau actuel) sur la base de la matrice créée
4/ Un module de formation est développé avec 3 grands objectifs:
– permettre aux opérateurs de visualiser l’impact de la modification de tel ou tel paramètre
– rechercher la ou les cause(s) d’un défaut
– travailler sur les stratégies à utiliser dans une situation de temps contraint
Il convient de noter que la plus grande partie de la formation consiste à permettre aux opérateurs de « jouer » en liberté avec le simulateur, Pierre Pastré étant essentiellement là en soutien et en animation. Avec cette approche, la langue n’est plus un obstacle. La formation se déroule sur une semaine environ et produit des résultats très satisfaisants selon l’entreprise.
Pourtant, ce type de démarche n’a pas été généralisé. Pourquoi ? Dans le système français de financement de la formation, seule la phase de formation proprement dite est finançable sur les fonds de la formation professionnelle; la majeure partie du temps et donc des coûts liés à la recherche en amont ne peuvent pas l’être. Le diable se cache dans les détails, dit-on… mais le financement est bien souvent le nerf de la guerre !
Et sur le plan scientifique, Pastré a apporté à la didactique professionnelle la notion de concepts pragmatiques ; ce sont des concepts mobilisés dans l’action et issus d’elle-même, servant à l’orienter et à la guider.
Les AFEST : le retour en force de la didactique pro
La Loi « Avenir « du 5 septembre 2018 précise une nouvelle définition pour l’action de formation : « un parcours pédagogique permettant d’atteindre un objectif professionnel. Il peut être réalisé en tout ou partie à distance. Il peut également être réalisé en situation de travail ».
L’AFEST (Action de Formation En Situation de Travail) a pour particularité d’utiliser et de valoriser les situations de travail comme terrain d’apprentissage. Elle a pour objectif la montée en compétences d’un ou plusieurs salariés en lien avec les enjeux de l’entreprise .Elle alterne des moments de pratique professionnelle et des temps de prise de recul par rapport à cette pratique (les phases de réflexivité)
Conformément à leurs missions, c’est dans le cadre de la formation des entreprises de moins de 50 salariés que les OPCO financent les projets d’AFEST des entreprises. Les 11 OPCO s’y sont impliqués. Tous financent l’AFEST sur l’enveloppe du plan de développement des compétences (PDC) des entreprises.
Bien qu’il n’existe pas (à notre connaissance) d’analyse scientifique de la mise en place du système, un certain nombre de questions pertinentes apparaissent :
– assouplissement du dispositif procédural de mise en place
– nécessité d’alléger le lien entre une formation et les compétences mises en œuvre :
– construire des dispositifs d’autoréflexion des apprenants afin qu’ils puissent eux-mêmes conduire ces phases réflexives sur des situations de travail.-
– l’implication des managers est indispensable, mais pas dans le rôle d’accompagnateurs
– difficulté pour les entrepreneurs à changer d’angle de vision : se focaliser davantage sur les situations liées aux postes de travail plutôt que sur la montée en compétences
Et le Cercle Jacotot dans tout cela ?
Lors d’un colloque organisé à Charleroi (Wallonie) en février 2024 destiné à faire découvrir à des acteurs de formations et responsables d’entreprise la didactique professionnelle, trois acteurs liés au Cercle Jacotot sont intervenus : Florian Renucci, coordonnateur à Guédélon, Anne-Lise Ulmann du CNAM et Emmanuel Boulay de l’Ifpa.
Des échanges avec la salle ont permis de mettre en valeur les éléments suivants, très proches des principes de formation énoncés par Joseph jacotot et qui nous laissent penser que la didactique professionnelle est véritablement une pratique performante et émancipatrice :
– la didactique professionnelle est un moyen de redonner du sens au travail, et la parole aux travailleurs. Quand le travailleur le décortique, quand il décrit des choses qu’il fait sans s’en rendre compte, il redevient acteur; on bouleverse ainsi le regard sur le travail. On peut même affirmer que, si on bouleverse le sens du travail, on bouleverse aussi le sens de l’organisation du travail, le rapport hiérarchique. Comme le précisait Joseph Jacotot, toutes les intelligences sont égales.
– un autre acteur impliqué, c’est l’entreprise elle-même. Il n’est pas possible de penser des initiatives de didactique professionnelle s’il n’y a pas une identification formelle et reconnaissance explicite d’un besoin de formation par des employeurs, mieux encore d’un secteur. La réussite est d’abord un engagement et une volonté de réussir.
– Et enfin, il y a un autre acteur qui mérite d’être questionné, celui de l’intermédiaire, de l’expert. Comment un formateur devient connecté à la tâche ? Est-ce que c’est quelqu’un qui est dans la boîte ? Qui est dans l’encadrement hiérarchique ? Dans le cas de l’intermédiaire, comment joue-t-il le jeu ? Quels sont les outils qu’on va lui donner pour qu’il joue ce rôle de réflexivité ? Comme le précisait Joseph Jacotot, il n’est pas nécessaire de connaître la matière pour l’enseigner (le maître ignorant). Mais il est nécessaire de provoquer des postures réflexives chez l’apprenant.